Emma Carenini
Le récit en philosophie : raconter pour éclairer


Elliott Aubin
Fondateur du média Mise en Récit
Enseignante de philosophie, autrice, ancienne plume ministérielle et fondatrice de Phronimos, Emma Carenini explore les formes contemporaines du récit, entre rigueur conceptuelle et désir de transmission. De la salle de classe aux discours politiques, en passant par ses ouvrages sur le soleil ou le luxe (à paraître), elle raconte ici son rapport intime au récit, comme art de « styliser le réel ».
Tu es philosophe, enseignante et autrice. Comment décrirais-tu le fil rouge qui relie ces différentes facettes de ton parcours ?
Je suis d’abord professeure de philosophie ; c’est ma formation et, je crois, ma vocation. J’ai fait des études littéraires, puis l’agrégation, que j’ai obtenue en 2019, avant d’enseigner plusieurs années en Île-de-France.
Transmettre la philosophie, la rendre accessible, c’est vraiment ce qui m’intéresse — que ce soit dans mes livres, mes interventions, ou mes vidéos. Rendre la pensée vivante, concrète, incarnée.
Quels sont, selon toi, les ingrédients d’un récit marquant ? Qu’est-ce qui fait sa force ?
Sur ce sujet, je suis très marquée par la pensée d’Aristote et sa théorie de la mimesis. Pour lui, un bon récit est structuré avec un début, un milieu et une fin. Il ne laisse pas de place à l’aléatoire : tout s’enchaîne avec une forme de nécessité. Et surtout, un bon récit est comme un révélateur chimique du réel. Il nous fait voir ce qu’on ne voit plus, parce qu’on est pris dans la routine du quotidien. L’habitude élime notre regard. C’est ça que j’aime : quand un récit stylise le réel, qu’il éclaire un détail en apparence insignifiant, pour le rendre bouleversant ou signifiant. Styliser, c’est choisir. Le récit est une élection d’événements qu’on va organiser ensemble pour signifier quelque chose. Lorsque Flaubert, dans Madame Bovary écrit :
« Des mouches, sur la table, montaient le long des verres qui avaient servi, et bourdonnaient en se noyant au fond, dans le cidre resté”, il stylise le réel, il attire notre attention sur une scène d’une grande banalité : des verres abandonnés, des mouches bourdonnantes, du cidre qui stagne. Ce sont des détails que l’on croise tous les jours sans les voir. Pourtant, en les isolant et en les stylisant à travers son style, il nous oblige à voir.
À quel moment as-tu pris conscience de cette puissance du récit comme outil de transmission ?
C’est en enseignant que j’ai vu à quel point un bon récit pouvait toucher, faire comprendre, faire réfléchir. Raconter une histoire, c’est accrocher les esprits d’abord. Puis c’est ouvrir un espace où quelque chose peut avoir lieu. Quand j’ai écrit mon livre sur le soleil, ou plus récemment sur le luxe, j’ai cherché cette articulation entre rigueur et clarté. Il ne s’agit pas d’être simpliste, mais d’être lisible et d’emmener les gens dans des mondes, même quelques minutes. C’est le défi suprême de tout auteur !

"Le soleil est la source de toute vie et de toute énergie, et pourtant nous y pensons à peine. Il semble être une évidence. Toujours là, donc banal, ou presque. Il se montre, par définition, en plein jour. Il n’a rien à cacher. S’il a parfois les honneurs de la littérature, il est rare qu’on en parle pour lui-même, qu’on cherche véritablement à savoir ce qu’il est, ce qu’on en a pensé, ce qu’il nous dit de nous.
Pourtant, le soleil a profondément modelé les manières de penser de tous les peuples. Des croyances des Incas aux astronomes modernes, des éclipses antiques à la fusion nucléaire, de Zarathoustra au gothique de Suger, des haruspices romains aux collapsologues contemporains, le soleil est multiple, riche de sens et d’imaginaire.
De quoi le soleil est-il le miroir ? Que disent de nous, à travers les âges, nos façons de regarder, d’étudier ou de vénérer l’astre du jour ? Dans cet essai, Emma Carenini démontre que le rapport des hommes à la lumière naturelle a une histoire, et que le soleil est au fondement de nos philosophies et de nos sagesses."
As-tu des rituels d’écriture ? Des habitudes qui t’aident à structurer ta pensée ?
Oui, très clairement. Avant d’écrire, je m’immerge dans l’univers d’un auteur dont le style me plaît. Par exemple, j’ai beaucoup relu Roland Barthes en écrivant mon livre sur le luxe. Il installe une petite musique dans mon esprit, qui me met en condition. Sa palette de mots est très large et sa musicalité est parfaite. C’est comme une mise en résonance. Ce n’est pas du tout une bizarrerie : lorsque Flaubert écrivait, il se mettait en situation et testait ses phrases en les faisant passer par “son gueuloir”, une technique de lecture à voix haute pour voir comment la phrase sonnait. Le rituel chez les écrivains appartient à la même mythologie que le conditionnement chez les sportifs ; les tennismen qui alignent les mêmes gestes avant de servir ou les nageurs qui visualisent les détails avant de plonger. L’écriture est une performance. Comme toutes les performances, elle a besoin de rituels, c’est-à-dire de plages irréductibles dans le temps où le corps et l’esprit s’alignent avec la tâche en faisant certains gestes, toujours les mêmes. Ensuite, il faut se rendre disponible en esprit. Je vais souvent au café pour écrire. L’écriture ne se fait pas en pointillés.
Tu as aussi été plume ministérielle. Qu’est-ce qui change dans la manière d’écrire dans ce cadre-là ?
C’est très différent. Quand on écrit pour un ministre, on doit s’effacer complètement. On éteint son style, et on devient un miroir dans lequel le ministre peut se reconnaître. Il faut capter ses tics de langage, ses façons de parler, ses expressions, bref, ce qui lui plaît. C’est un exercice d’imitation. C’est un exercice de style très contraint, plus proche de l’oral que de l’écrit. Il faut que ça sonne, que ça puisse être dit à voix haute sans accroc. Les grands discours historiques ne sont pas fréquents ; à notre époque où le flux de discours, d’images et de paroles est très intense et où la politique est rentrée définitivement dans l’ère médiatique, on est plutôt dans la communication, au sens philosophique de la transmission d’un message à un destinataire. C’est notre époque : il faut aller vite, marquer une idée, une punchline. Cela ne rend pas l’exercice moins difficile ; c’est un autre exercice ici, non pas la virtuosité d’un style mais la conscience des signaux faibles, des sens seconds, des allusions, du public à qui l’on parle et du contexte.
Quel rôle vois-tu pour la philosophie dans la fabrique des récits contemporains ?
Je crois qu’il y a aujourd’hui une vraie attente. On invite souvent des philosophes dans les médias, pas forcément pour faire de la philosophie, mais pour expliciter ce qui se passe, pour proposer des concepts, un cadre théorique ou herméneutique. On vit dans une époque d’accélération — Hartmut Rosa en parle très bien — et dans cette vitesse, on a besoin de repères, de lenteur, de clarté. Lorsque nous rencontrons un obstacle, une innovation, une rupture, quelle qu’elle soit, nous sommes forcés de reformuler notre compréhension et notre grammaire. La philosophie est ce qui permet aux gens d’avoir un outillage conceptuel et un cadre de réception de tous ces changements. C’est ce qui permet d’élargir nos horizons.
C’est aussi pour ça que j’ai co-fondé Phronimos : pour intervenir auprès des organisations à partir des humanités. On y mobilise des concepts traditionnels et des histoires anciennes pour répondre à des problématiques contemporaines. C’est une philosophie tournée vers l’action, vers la pratique. Pas ésotérique. Pas jargonnante.
Quand on écrit pour un ministre, on doit s'effacer complètement. On éteint son style, et on devient un miroir dans lequel le ministre peut se reconnaître.
En tant qu’enseignante, comment fais-tu pour que les récits philosophiques résonnent chez les élèves ?
Je pars toujours du concret. J’ai créé une chaîne qui s’appelle La philo des écrans, où je pars d’un film pour introduire une notion. Par exemple : Arrête-moi si tu peux pour parler de la liberté. Les élèves accrochent tout de suite. Je me sers aussi beaucoup des expériences de pensée. Ce sont des récits, en fait. Prenez la machine à plaisir de Nozick : « si vous pouviez vous brancher à une machine qui vous offre toutes les expériences agréables imaginables, le feriez-vous ? » Là, les élèves s’interrogent, ils s’impliquent. Et ils comprennent que la philosophie s’immisce partout dans la vie.
Y a-t-il des figures philosophiques qui t’inspirent particulièrement dans leur manière de transmettre ?
Oui : le philosophe américain Michael Sandel. C’est un professeur de Harvard, très populaire, qui commence toujours ses cours par un récit ou une situation concrète. Il raconte merveilleusement bien. Il a ce talent de faire passer des concepts puissants en partant de dilemmes moraux très concrets, comme le célèbre “trolley problem”. C’est un modèle de fond et de rhétorique.
Y a-t-il un récit ou un texte qui t’accompagne particulièrement ?
Oui. L’Éthique de Spinoza. Je l’ai lu en khâgne, et j’y reviens régulièrement. Ce n’est pas un livre facile, surtout les deux premières parties. Mais à partir de la troisième partie sur les affects, ça devient beaucoup plus compréhensible, pour les néophytes qui voudraient s’y aventurer. C’est une philosophie qui transforme la vie. Spinoza explique comment nous sommes des “modes”, i.e. des noeuds de relations. Nous sommes sans cesse en intéraction avec les autres. C’est notre tragédie, pour certains. On ne peut pas s’extraire de la nature. Certaines personnes augmentent notre puissance d’agir, et d’autres la diminuent. Spinoza se demande comment organiser sa vie en conséquence. Comment augmenter sa puissance ? Comment organiser sa vie de sorte qu’on est toujours dans la joie ? C’est une pensée de la lucidité – parce qu’il invite à se connaître soi-même – et donc de la liberté. Spinoza est un génie. Il m’a beaucoup aidée dans la vie.
Si tu devais transmettre un conseil à celles et ceux qui veulent raconter des histoires, quel serait-il ?
Ça peut paraître banal, mais je dirais : partez de ce qui vous passionne vraiment, d’un sujet qui vous tient au tripes. Sinon, on reste toujours extérieur à ce qu’on écrit, et ça finit par se sentir. L’écriture, c’est un investissement intime. Et si on veut que ça résonne chez les autres, il faut que ça commence par résonner en soi.